Εις εαυτόν
Arthur Schopenhauer, À soi-même
Établissement de l’édition, traduction française, notes et préface par Christophe Salaün
The Minute Philosopher, 2023, 167 p., 12€
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Vouloir le moins possible et savoir le plus possible, tel a toujours été le principe directeur de ma vie. Car la volonté est en nous ce qu’il y a de plus commun et de mauvais : comme les organes génitaux, on doit la cacher, bien que l’une et les autres soient à la racine de notre être. Il en est de ma vie comme de celle des héros : elle ne se mesure pas à l’aune des philistins ni des marchands, ni même à celle des gens ordinaires qui n’ont, pour toute existence, que celle, limitée à une courte période de temps, de l’individu. Que je n’aie ni emploi, ni maison, ni relations, ni femme, ni enfant – ce qui est le lot commun à tous – cette pensée ne doit pas m’attrister. Leur existence est similaire ; mais ma vie est une vie intellectuelle ; son progrès sans entrave et son efficacité sans faille, durant le peu d’années de sa pleine puissance spirituelle comme de sa libre application, lui permettront de porter les fruits qui enrichiront l’humanité pendant des siècles. De cette vie intellectuelle, ma vie personnelle n’est jamais que la base, la condition sine qua non, autrement dit quelque chose de très secondaire. Mais plus cette base est étroite, et plus elle est sûre : si elle procure à ma vie intellectuelle ce dont celle-ci a besoin, alors son but est atteint. L’instinct, attaché à ceux dont l’existence poursuit des buts intellectuels, a également été pour moi un guide des plus sûrs : il m’a poussé à négliger toute visée personnelle au seul profit de mon existence spirituelle. C’est pourquoi je ne peux pas être surpris si le cours de ma vie personnelle semble si incohérent et ne suivre aucun plan : il est semblable au ripieno, qui, en harmonie, n’a d’autre fonction que de soutenir la voix principale, laquelle seule possède une signification et donne corps à l’ensemble. Ce qui a fait défaut à ma vie personnelle a ainsi été compensé d’une tout autre manière : par la pleine jouissance de mon esprit et par mon aspiration à répondre ma vie durant à l’orientation reçue dès ma naissance. Et même si je possédais ces choses, je ne pourrais en jouir, elles m’entraveraient plutôt. Un esprit qui donne et produit de lui-même des choses qu’aucun autre ne peut donner ni produire de cette manière, et qui pour cette raison sont appelées à durer – vouloir le contraindre à faire autre chose, l’obliger à rendre des services et l’empêcher ainsi de répandre ses dons, serait à la fois cruel et insensé.»
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