The Minute Philosopher
The Minute Philosopher
Que la beauté soit relative s’ensuit-il nécessairement qu’elle échappe à toute régularité et se réduise à ce que chacun en perçoit ? Ce point de vue, si répandu soit-il, présente tout de même l’inconvénient de ruiner toute distinction parmi les œuvres, qu’elles soient issues de l’art ou de la nature : si la beauté est dans le regard du spectateur, tout est chef-d’œuvre, et rien ne l’est. Certes, la diversité des goûts est une évidence, mais n’est-ce pas en manquer que d’affirmer pour autant que tout se vaut ?
À bien y regarder, d’ailleurs, cette variété qui existe parmi les jugements des hommes se caractérise par une amplitude limitée et si, d’un individu à un autre, la perception du même objet ne produit pas exactement le même effet, les différences ne sont pas aussi nettes qu’on se l’imagine d’ordinaire. Preuve en est que nous ne sommes guère étonnés de voir certaines œuvres s’imposer au jugement du plus grand nombre, et cela sans la moindre concertation ni accord explicite. En revanche, c’est toujours avec la plus grande énergie que nous refusons notre assentiment au jugement d’autrui s’il s’écarte de l’appréciation commune d’une façon brutale ou inconsidérée.
Cela montre bien que si « la beauté n’est pas une qualité inhérente dans les choses », elle n’existe pas davantage dans le regard de chacun, au gré des caprices de ses sens. Avoir du goût, ce n’est pas seulement sentir, c’est savoir sentir, de la même façon qu’il existe un savoir-vivre et un savoir-faire, qui vont au-delà du savoir abstrait comme du simple fait de vivre ou d’agir. Mais, s’il existe bien une règle du goût, où la trouvera-t-on ? Par nature empirique, elle ne peut se révéler que dans l’expérience de la beauté, dans l’exercice même de la critique, dans l’aptitude effective à opérer des distinctions, à saisir « jusques aux plus légères nuances ». À ce titre, on a raison de souligner la proximité du goût spirituel et du goût corporel, sans pour autant les confondre : ne raisonne-t-on pas « avec plus de succès sur un point de critique que sur la bonté d’un ragoût, ou sur l’excellence d’un parfum » ? Dans l’un et l’autre s’exerce en tout cas cette délicatesse, véritable indice d’un jugement sûr, comme l’illustre admirablement l’exemple des parents de Sancho Pança capables de sentir la moindre âcreté de l’acier rouillé d’une clé ou de sa courroie de cuir oubliée au fond d’une barrique de vin. Une telle sensibilité naturelle est bien entendu par trop exceptionnelle pour servir à elle seule de règle commune ; c’est donc celle qu’il acquiert par l’expérience régulière de la beauté qui constitue pour le critique averti la pierre de touche du jugement : loin d’être un destin, le goût est ainsi une aventure, un horizon toujours ouvert, le produit inachevé d’une construction patiente, d’un complexe assemblage, la sédimentation progressive d’éléments épars, un « naturel » incessamment travaillé.
David Hume, Essais sur la tragédie et sur la règle du goût
Révision de la traduction, notes et présentation par Christophe Salaün
The Minute Philosopher, 2020, 115 p., 12€
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© Christophe salaün