The Minute Philosopher
The Minute Philosopher
En janvier et février 1860, le compositeur allemand Richard Wagner donne une série de trois concerts au Théâtre-Italien, salle Ventadour, à Paris. Au programme, essentiellement des fragments de ses opéras : Le Vaisseau fantôme, Tannhäuser, Lohengrin, Tristan et Isolde… Si les concerts obtiennent un succès public, la critique musicale est presque unanime pour condamner cette prétendue « musique de l’avenir ». En réponse, et afin de préparer les esprits à la création française de son "Tannhäuser" l'année suivante, Richard Wagner expose dans une "Lettre sur la musique" les principes de sa conception du Drame musical et son opposition avec les règles et la destination de l'opéra traditionnel… Après l'échec que connaît "Tannhäuser" en mars 1861, Charles Baudelaire apporte son soutien à Wagner en publiant son fameux Richard Wagner et "Tannhäuser" à Paris. Ce sont ces deux ouvrages – la Lettre sur la musique et Richard Wagner et 'Tannhäuser' à Paris – qui sont ici pour la première fois réunis.
« Quand il donne la série des trois concerts au Théâtre-Italien, salle Ventadour, en janvier et février 1860, Richard Wagner n’est pas un inconnu, une certaine réputation, bien que timide, l’a précédé. Trois ans auparavant, Théophile Gautier était revenu enchanté d’une représentation de Tannhäuser en Allemagne ; dès novembre 1850, à l’occasion de sa première exécution en France, au Concert de Sainte-Cécile, Gautier avait déjà dit tout le bien qu’il pensait de l’ouverture du fameux opéra, créé à Dresde en 1845 ; Gérard de Nerval, la même année, avait aussi salué la création de Lohengrin.. Au lendemain des concerts au Théâtre-Italien, c’est une petite foule de jeunes gens enthousiastes qui se réunit au domicile parisien de Wagner, rue Newton, où celui-ci tient « salon » le mercredi : on y trouve, entre autres, les compositeurs Gounod, Saint-Saëns, et le chef d’orchestre Pasdeloup, les pianistes Léon Kreutzer ou Stephen Heller, le peintre Gustave Doré, les romanciers ou poètes Gautier, Nerval, Baudelaire, Banville, Villiers de l’Isle-Adam, Catulle Mendès, bientôt rejoints par Huysmans et Mallarmé, mais aussi Jules Ferry, Malwida von Meysenbug, et Blandine Ollivier, l’une des filles de Franz Liszt... Tous vantent avec ferveur les mérites de Wagner, prêts pour la plupart, si besoin était, à délaisser la plume ou l’instrument et à faire le coup de poing pour défendre le maestro. Du côté des spécialistes, à l’exception notable des critiques Léon Leroy et Jules Champfleury, wagnériens de la première heure, l’accueil est souvent glacial, quand il n’est pas franchement hostile. À ce jeu, François-Joseph Fétis de l’influente Gazette musicale et Paul Scudo, de la Revue des Deux Mondes, mènent la danse. Ils reprochent à Wagner d’avoir sacrifié la mélodie à l’harmonie et d’offrir au public, en guise de musique, des « amas de sons, d’accords dissonants et de sonorités étranges ». Quand on ne se gausse pas, on s’étrangle d’indignation.
Pour tout dire, Wagner dérange à plus d’un titre. Son succès outre-Rhin et la protection dont il bénéficie dans l’entourage proche de Napoléon III sont de mauvais augure pour les baronnies bien installées du Second Empire – et son échec à l’Opéra sera une « cruelle » vengeance de ses concurrents.
Mais, au-delà du musicien et du compositeur, c’est le réformateur, le « théoricien » d’une musique nouvelle, de cette fameuse et controversée « musique de l’avenir » qui fait s’arc-bouter sur leurs acquis les tenants du classicisme de l’époque. Non content, comme tout compositeur, de formuler des idées musicales, le théoricien Wagner a encore le toupet d’écrire des livres, de proposer des idées, tout court.
Dans L’Œuvre d’art de l’avenir (1849), dans Opéra et Drame (1851) ou encore dans cette superbe Lettre sur la musique (1861), c’est à une entreprise de « démolition » de l’opéra traditionnel qu’il s’attèle : Wagner entend montrer que, sous l’influence de la cantate dramatique italienne, le rapport entre musique et drame s’est peu à peu inversé. La musique, d’abord considérée comme le moyen d’expression du drame, est devenu le but lui-même, et le drame s’est retrouvé subordonné aux formes musicales qui devaient initialement le porter. Devenu secondaire, simple prétexte à de longs monologues, sans rapport nécessaire avec l’action, le livret a été vidé de sa substance au seul profit de la virtuosité du chant. C’est qu’aux yeux de Wagner, dramaturge et compositeur, « il n’y a pas de chanteur, il n’y a que des rôles » : autant la musique ne saurait se réduire à un accompagnement ornemental, autant le livret ne peut se contenter d’être le fond accessoire d’une aria. Chaque art doit également concourir à la beauté de l’œuvre sur scène. La réunion, en un même faisceau, dans un entrelacs indissoluble, de la poésie, de la musique et de l’art du tragédien, est la condition de la Gesamtkunstwerk, l’«œuvre d’art totale». À la poésie du livret les plus grands thèmes universels des poèmes « primitifs » – les légendes germa- niques jouant chez Wagner le rôle des mythes des tragédies antiques – et à la musique la noble tâche de servir l’action comme une de ses dimensions propres !
À première vue, une telle conception esthétique ne pouvait que réjouir Baudelaire tant le projet wagnérien recoupe admirablement sa définition de la modernité : l’alliance inédite de l’éphémère et de l’éternité, du singulier et de l’universel. Dans Tannhäuser, la dualité, dans le tréfonds du cœur humain, de la « volupté » et de la « sainteté », de la « chair » et de l’« esprit », de l’« Enfer » et du « Ciel », de « Satan » et de « Dieu », rappelle encore celle du Spleen et de l’Idéal. L’idée, chère à Wagner, d’une réconciliation ou d’une fusion intime de la poésie, du théâtre et de la musique semble également faire écho aux intuitions baudelairiennes de l’analogie des arts et des correspondances synesthétiques : Baudelaire voyait en Delacroix « un poète en peinture », un peintre à la qualité « essentiellement littéraire » ; d’une façon similaire, Wagner lui apparaît comme un peintre en musique : « Aucun musicien n’excelle, comme Wagner, à peindre l’espace et la profondeur, matériels et spirituels. [...] Il possède l’art de traduire, par des gradations subtiles, tout ce qu’il y a d’excessif, d’immense, d’ambitieux, dans l’homme spirituel et naturel. Il semble parfois, en écoutant cette musique ardente et despotique, qu’on retrouve peintes sur le fond des ténèbres, déchiré par la rêverie, les vertigineuses conceptions de l’opium. »
Toutefois, au-delà de ces points d’accords, on relève aussi des dissonances, des partis-pris opposés : quand Baudelaire magnifie, avec une grâce et une rigueur dignes des Anciens, le prosaïque, le vulgaire et le frivole, Wagner revisite de fond en comble les thèmes universels des mythes ancestraux. Ce que Baudelaire reconnaît et tempère avec une gêne presque palpable : « Une ambition idéale préside, il est vrai, à toutes ses compositions ; mais si, par le choix de ses sujets et sa méthode dramatique, Wagner se rapproche de l’Antiquité, par l’énergie passionnée de son expression il est actuellement le représentant le plus vrai de la nature moderne »… (extrait de la préface).
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© Christophe salaün
Rencontre au sommet
«Tannhäuser à Paris
Richard Wagner & Charles Baudelaire
Établissement de l’édition, notes et préface par Christophe salaün
The Minute Philosopher, 2019, 163 p., 12€